PresseJacques Braunstein, peintre de l’insolite et de la provocation

Retenue par la galerie Barbier-Belz à Paris, l’oeuvre de Braunstein troublante et provocante ne peut laisser indifférent.

PÉNÉTRER dans le bureau ou l’atelier de Jacques Braunstein, c’est être saisi : par l’atmosphère insolite et provocante qu’y font régner les objets de son culte créateur : personnages enchaînés, tordus, cloutés, transpercés, figurines troubles, crucifix surmonté de l’Étoile de David, bustes et livres sacrés d’où émergent plumes et serres.
Le noir, le blanc, le rouge, l’or, la cendre pour alchimie, « Danse de mort ». « Les 7 pleureuses ». « Point d’ombre », un immense soleil noir de 99 personnages sombres tourmentés et entourés de cordelettes nouées. « A propos d’un détail » commente l’artiste sans insister. En sous-titre : « Alors, il me dit « Fils de l’Homme ». « Ces ossements, c’est toute la maison d’Israël ».

« Porter témoignage et préserver une histoire »

 

Au ras du sol, le regard se heurte, à un autre mémorial. On est pris de vertige en levant les yeux pour en découvrir l’ampleur : figurines anthropomorphes noires enserrées dans des cordelettes nouées blanches
ensevelies dans 99 cases. Chacune porte le nom d’un disparu de la Shoah ! (Référence Serge Klarsfeld)
« Ma quête n’est pas seulement plastique, explique l’artiste, la plasticité est mon langage pour porter témoignage et préserver une mémoire ». Son travail exige une totale implication : affective, sensitive, corporelle, intellectuelle, culturelle.
Plasticien par nature et de formation, son oeuvre est éminemment plastique. Mais elle ne répond pas à des normes. Libérée, elle invente ses propres contraintes : ses références s’appuient sur des symboles puissants trouvés dans les archétypes puisés dans la mémoire de l’homme. Elle emprunte à l’alchimie pour les couleurs, aux pratiques des magies occidentales ou des peuplades et civilisations lointaines aux rituels religieux multiples, à la sorcellerie.
Mais on ne peut tenter de comprendre Jacques Braunstein sans le situer dans sa judéité. Lui-même explique que son travail est le fruit de la prise de conscience de sa judéité après « l’holocauste ». « C’est ce qui est fondamental », admet-il. C’est aussi ce qui lui permet d’avoir un regard sur le Christ : « …Comme un juif cherchant à comprendre un autre juif, pas n’importe lequel ! » On est frappé par la permanence de l’assimilation du martyr du Christ avec la Shoah, dans son œuvre.
L’artiste se reconnaît bouleversé, tourmenté, révolté par les cruautés humaines. Il en cultive le souvenir pour que rien n’échappe, pour que leurs traces tiennent en éveil les consciences : « Comme si j’étais sollicité par une multitude de voix impérieuses, suppliantes, douces et persuasives murmurant : « Vous ferez cela en mémoire de moi,…de moi,… de moi… »
De sorte que le travail « bâti dans les fantasmes de la nuit et les brouillards de l’aube » doit longuement mûrir en lui, se nourrir de son vécu, s’imprégner de ce qui l’habite et s’extirper de sa mémoire.
Au début, l’artiste avait une pratique figurative. Le misérabilisme de Francis Gruber influence sa peinture. Puis ce fût l’abstraction lyrique. Ses maîtres sont Marc Tobey, Jean Dubuffet, Riopelle. En 1968, remise en cause de ses valeurs personnelles et artistiques. De 1969 à 1976, désert, mûrissement, révolte vis-à-vis de la religion face à Dieu.
Reprise de l’activité artistique : remise en forme de ce qui devait être les quatorze stations d’un chemin de Croix (et de cruauté) bien particulier. Personnages martyrisés, cloutés, transpercés, brûlés, mutilés, enfermés. Les quatorze stations sont dépassées et « Le chemin de Croix devient chemin de croyance ! »
Son aptitude mystique lui donne le goût de l’exégèse : textes, prophéties, psaumes nourrissent sa réflexion. Les archétypes s’affirment pour mieux frapper et interpeller, impliquer le spectateur. L’artiste se mesure à lui-même. L’art ne se nourrit plus de l’art, mais de la périphérie : ethnologie, exégèse, littérature, occultisme, psychiatrie, psychanalyse, rites magiques. Son élaboration et sa réalisation sont une ascèse, aux rythmes de l’espace et du temps nécessaires à égrener des millions de noeuds sur des cordelettes, son matériau de base, comme un chapelet, pour emmailloter et momifier des centaines de figurines.
L’artiste ne détient pas tout, l’oeuvre a un contenu ésotérique. Elle ne constitue pas une réponse, mais s’ouvre à un questionnement pluriel. Avec Elie Wiesel, il tente de « préserver une mémoire ».
Son oeuvre est nourrie de la référence au sacré, « …blessée, crucifiée, elle est toute ensanglantée de la marque de l’holocauste : souffrance, elle révèle l’instant du passage », écrit-il. Avec Annick de Souzenelle, il s’accorde à penser que « Le sacré ne se découvre qu’à la frontière du sacrilège ».
Profaner c’est reconnaître la puissance de Dieu. « Jacob lutta toute la nuit avec l’Envoyé du Seigneur pour mériter au matin d’être appelé Israël. Il en fut marqué dans sa chair ». Pour l’artiste, c’est ainsi que se forge le destin d’Israël.

De l’École Boulle à Nancy

 

Âgé de 57 ans, Jacques Braunstein est né en région parisienne de parents roumains. Diplômé de l’École Boulle, il exerce pendant vingt ans la profession de designer auprès d’entreprises internationales et de groupes financiers, en réalisant une oeuvre picturale personnelle.
À la suite de concours, il est nommé en 1975, directeur de l’École Régionale des Beaux-Arts de Nantes, puis un nouveau concours lui donne accès à la direction de l’École Nationale des Beaux-Arts de Nancy.
Peintre, il participa de 1958 à 1983 à douze expositions collectives.
Pour présenter son oeuvre dans une exposition individuelle à Paris, il a attendu de pouvoir sélectionner parmi 200 œuvres, douze années de production. Sa dernière oeuvre « Lilith » (épouse de Satan), tentant
de séduire Dieu lui-même. Recouverte d’une chape de plomb, le sein dénudé, rouge et provocante.
Encore une oeuvre à lire en positif dans sa monstrueuse représentation : « Comme la lecture d’un photographe contemplant son négatif sûr du résultat qu’il obtiendra au tirage ».
« Il ne faut pas refuser de voir la souffrance en face pour que naisse l’énergie de l’esprit » explique Yves Regnery, à propos de cette oeuvre forte, dérangeante, tout à fait originale.

MARIE-THÉRÈSE COLIN
article paru dans L’Est Républicain
le 15/01/1989